Séparer Freud de ses racines juives serait un véritable
non-sens.
Freud n’était
pas croyant et ne cessera de le dire (voir sa correspondance
avec R. Rolland ou avec la pasteur Pfister), en cela il ne se
distinguait pas de nombreux autres Juifs de l’Europe centrale.
Une tradition d’appartenance à la culture juive existait
cependant en dehors des croyances et des pratiques religieuses.
Notons toutefois que l’appartenance à la culture juive
présentait des aspects très divers allant du conservatisme
religieux le plus rigoureux à des engagements sociaux très
progressistes en passant par le milieu pragmatique des
affaires.
Pourtant, à
travers toutes ces diversités, la judéité décline des termes
communs :
- l’usage
de différentes langues,
- un
positionnement nécessairement difficile — fait d’audace,
d’humour, de déception aussi — dans une société antisémite,
- la
référence au texte et aux manières de le
lire.
L’enfance de Freud est marquée de tous les rites de
l’appartenance juive par le fait de son père, qui ne
pratique guère, mais respecte toutes les fêtes et coutumes.
C’est pour lui l’occasion d’éprouver la « musique » de la langue
hébraïque.
Autre fait linguistique non sans importance : les parents de
Freud et leurs relations, leur environnement, pratiquent le
yiddish (la principale langue utilisée pendant mille ans par les
Juifs ashkénazes). Cette langue, proche de l’allemand au plan
phonétique résulte de la fusion complexe d’éléments empruntés à
l’hébreu et aux langues d’Europe centrale (slave). En somme
Freud peut entendre, « derrière » l’allemand, le yiddish et
derrière celui-ci encore d’autres langues… De même sa nourrice
(Nannie, dont il parle souvent au détour de ses souvenirs) lui
parle-t-elle tchèque — qu’il oubliera — tout en le menant
à l’église ! Du coup Freud entend aussi le latin…
Ainsi, Freud est-il capable, d’emblée, d’éprouver que les mêmes
réalités peuvent être énoncées de manières fort diverses ou que
telle ou telle langue segmente la réalité pour en traiter un
aspect particulier.
Voudrait-il se séparer de la référence à la judéité,
l’antisémitisme ambiant ne cesse de renvoyer le jeune Freud à la
condition faite aux Juifs. Il en donne un résumé saisissant
dans «l’anecdote du bonnet ». Freud rapporte dans la
Traumdeutung ce que lui avait raconté son père au cours d'une de
leurs promenades-conversations, et souligne la vive et durable
impression qu'il en reçut :
–
«Un jour, pour me montrer combien mon temps était meilleur que
le sien, il me raconta le fait suivant : "Une fois, quand
j'étais jeune, dans le pays où tu es né, je suis sorti dans la
rue un samedi, bien habillé et avec un bonnet de fourrure tout
neuf. Un chrétien survint : d'un coup il envoya mon bonnet
dans la boue en criant :
– Juif, descends du trottoir !"
– Et qu'est-ce que tu as fait ?
– J'ai ramassé mon bonnet, dit mon père avec résignation.
Cela ne m'avait pas semblé héroïque
de la part de cet homme grand et fort qui me tenait par la
main. »
Le
petit Sigmund recourt à des héros de substitution, que la
culture lui propose généreusement. La lecture du livre de
Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, lui fournit
toute une cohorte de maréchaux d'Empire couverts de gloire,
parmi lesquels il élit Masséna – que l'on disait être juif –, et
dont le nom, raison suffisante pour le futur auteur du Mot
d'esprit, « ressemble à celui du patriarche juif Manassé »
!
Les jeux de mots sont mis au service de l’humour qui servira
bien des fois aux Juifs à articuler « principe de plaisir et
principe de réalité». En 1887, Freud avait entrepris (lettre à
Fliess) un recueil d’histoires juives « pleines de sagesses ».
Faute d’avoir jamais été publié nous n’avons de cet ana que des
échos dans diverses allusions à l’humour juif au travers des
divers textes freudiens. Par exemple, on connaît bien ce mot —
d’un homme pauvre — rapporté dans Le mot d’esprit et
ses rapports avec l’inconscient :
« Docteur, aussi vrai que Dieu m’accorde ses faveurs, j’étais
assis à côté de Salomon Rothschild et il me traitait tout à fait
d’égal à égal, de façon toute famillionnaire»
L’humour juif est aussi imprégné d’une longue tradition de questionnement
de la question :
Deux Juifs se rencontrent en wagon dans une station de
Galicie.
— « Où vas-tu ? » dit l'un.
— « À Cracovie », dit l'autre.
— «Vois quel menteur tu fais ! s'exclame l'autre. Tu
dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à
Lemberg. Mais je sais bien que tu vas vraiment à
Cracovie. Pourquoi alors mentir ? »
Par
ce point, nous atteignons une des contributions essentielles de
la culture juive à la manière dont Freud a été formé à entendre
une question et à interroger un texte. Nous puiserons chez M.-A.
Ouaknin le mieux qui se puisse dire à ce sujet :
La Mahloquèt talmudique sera
"dialectique transcendante", car l'Autre-homme du dialogue n'est
pas un effet de style ; l'interlocuteur n'a pas pour rôle
de mettre en valeur celui qui parle. La Mahloquèt,
premier principe de dialogue du Talmud, est liée
fondamentalement à une certaine conception de l'herméneutique et
de la vérité. Le fait qu'un même texte puisse offrir
d'innombrables interprétations implique qu'il n'y a pas
d'interprétation «juste ». Ce qui conduit en fait à sortir de la
logique binaire du vrai et du faux (de la logique grecque), pour
entrer dans ce que nous appellerons la « logique du sens ».
Comme
le formule très bien Nietzsche : « Il existe toutes sortes
d'yeux... aussi, il y a en conséquence toutes sortes de vérités,
et en conséquence, il n'y a aucune vérité. » Pour entrer
véritablement dans la pensée talmudique, il faut, chaque fois
qu'est affirmée une certitude, chercher l'affirmation opposée
avec laquelle cette certitude est en rapport. La pensée
talmudique, ainsi, ne cesse de s'opposer, sans jamais se
contenter d'elle-même, sans jamais, non plus, se satisfaire de
cette opposition.
A cette forme de pensée correspond une parole dont la modalité
maintient l'exigence dynamique. Il s'agit, à nos yeux, de
la « parole questionnante », de la question.
«
La question est mouvement. Dans la simple structure
grammaticale de l'interrogation, nous sentons déjà cette
ouverture de la parole interrogeante ; il y a demande d'autre
chose ; incomplète, la parole qui questionne affirme qu'elle
n'est qu'une partie. La question est donc essentiellement
partielle, elle est le lieu où la parole se donne toujours
inachevée...
La question, si elle est parole inachevée, prend appui sur
l'inachèvement. Elle n'est pas incomplète en tant que question,
elle est au contraire la parole que le fait de se déclarer
incomplète accomplit. La question replace dans le vide
l'affirmation pleine, elle l'enrichit de ce vide préalable. Par
la question, nous nous donnons la chose et nous nous donnons le
vide qui nous permet de ne pas l'avoir encore ou de l'avoir
comme désir de la pensée. »
La
pensée talmudique est une pensée de la question, et ce n'est
certainement pas par hasard si le premier mot du Talmud est
justement une question : Méématai : «A partir de quand
? »
Rabbi Nahman de Braslav explique que l'espace interrelationnel
de la Mahloquèt procède du Hallal hapanoui,
nécessaire à la création. Dieu se retire; il laisse un « espace
vide » (Hallal hapanoui) qui est essentiellement le lieu
originaire de toutes les questions, car il comprend en lui-même
la question des questions : l'Énigme! En effet : Dieu se retire
: il est donc absent ! Mais peut-il exister quelque chose coupée
de la vitalité que lui insuffle le divin ? Non ! Dieu est donc
présent. Yéch-vé-ayi»,« Être et néant » coexistent dans
un même temps. Lorsque deux Maîtres discutent ensemble, la
relation procède de ce paradoxe, c'est ce qu'on appelle la
Bina. Il ne s'agit pas de qualité ou de capacité
intellectuelles, mais d'une attitude relationnelle, de dialogue,
qu'il faut maintenir.
Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, philosophie du
Talmud, Points, Seuil, 1993
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