L'acte éducatif peut-il être éclairé ?
Si la pratique sociale
peut être interrogée en terme d'actes, qu'est-ce, foncièrement, qu'un
"acte" de praticien social ? Le travailleur social oeuvre au titre d'un
soutien momentané, mais sait toujours qu'il disparaîtra de la vie des
personnes qu'il a en charge. Son Idéal est en quelque sorte sa propre
disparition (1). Mais l'important est qu'il soit appelé à une certaine
position subjective qui lui permette une action avant de disparaître
pour l'usager.
C'est cette position que nous voudrions interroger ici en quelques
mots. C'est en effet à partir d'elle que devient possible la définition
d'un acte spécifique de travailleur social. Car cet acte suppose
autorisation, et là comme ailleurs "on ne s'autorise que de soi-même",
même s'il nous faut rajouter ensuite "... "et de quelques autres".
Certes, en pratiques sociales, il y a toujours celui à qui l'on doit
rendre des comptes, il y a le mandataire de justice ou celui de l'Aide
Sociale. On doit tenir compte également du fait que chaque praticien
travaille au titre d'un diplôme, possède un contrat de travail, une
convention collective, et reçoit un salaire pour son activité.
Tous ces déterminants existent, mais ils ne feront jamais l'acte
subjectif de s'autoriser, dont dépendra ensuite la définition d'un
"acte" éducatif ou social. Les véritables coordonnées de cet acte sont
à chercher dans les solutions individuelles que chaque praticien a
élaboré face à l'inéluctabilité de la Loi, pour son propre compte.
Elles sont toujours liées à une dimension éthique.
Pour la psychanalyse, l'acte véritable est l'équivalent d'une coupure
qui interviendrait dans le champ de la parole. Il en est ainsi de
l'interprétation formulée par l'analyste au cours de la cure, dans un
espace de transfert. La coupure détruit la nature de l'espace de sens
et de réalité qui existait auparavant, et le réorganise
fondamentalement. En clinique sociale ou éducative, il en est
exactement de même.
Ainsi cette mère, parlant de sa fille : "Plus je la repousse, plus elle
me colle ; plus je l'accepte, plus elle prend son indépendance", ou
encore cet éducateur : "Si je lui demande où il va, je l'espionne ; si
je ne lui demande pas, je m'en fous, donc je ne l'aime plus". Légions
sont ces situations où parents et éducateurs se trouvent confrontés à
l'existence de deux bords opposés, deux bords d'une texture en
"caoutchouc" cherchant à se disjoindre ou à se distendre. L'espace
écartelé entre ces bords extrêmes est celui-là même sur lequel doit
s'opérer une coupure éducative, c'est-à-dire un acte, supposant pari et
risque, qui engage profondément l'adulte.
Mais cet engagement
suppose la présence d'une certaine disposition subjective dans laquelle
l'adulte s'autorise lui-même comme Sujet. C'est cela qui est attendu et
perçu par ceux qui sont en demande d'aide éducative ou sociale. C'est
aussi ce qui définit le terrain où l'effet de coupure peut intervenir.
Maintenant, un éclairage extérieur, c'est-à-dire l'administration d'un
savoir dans ce domaine, peut-il aider à repérer davantage, voire à
favoriser, ces mécanismes ?
— Non, si l'on considère qu'une pratique n'a pas besoin d'être éclairée
pour fonctionner. Après tout, Monsieur Jourdain faisait fort bien de la
prose sans savoir qu'il en faisait !
— Oui, si l'on considère qu'une meilleure connaissance des mécanismes
en jeu, leur isolation à l'aide de concepts, bref une théorisation de
la pratique, nous permet de repérer davantage la nature de ce qui opère
à partir de l'acte éducatif. Après tout, Monsieur Jourdain, en
disposant du nouveau concept de "prose", est dès lors en mesure de
différencier diverses formes d'expression, et donc d'avoir une prise
accrue sur celles-ci, de pouvoir les moduler.
Mais il n'en reste pas moins que le domaine de l'acte est radicalement
hétérogène à celui du savoir. Si le premier renvoie à la saisie d'un
bout de réel au travers de l'énonciation d'un sujet, le second renvoie
à la batterie des signifiants, soit à l'ordre du symbolique. L'acte
peut sans doute être éclairé, mais c'est plutôt lui qui, sous des
modalités différentes, fonctionne comme source lumineuse dans le
travail analytique, social ou éducatif : il peut permettre à chacun de
se repositionner dans la structure.
Alain COCHET
(1) Jeanne
Granon-Laffont, Les pratiques sociales en dette de la psychanalyse,
Point Hors Ligne, 1994