Au café philosophique

  

Imaginons — mais est-ce seulement de l'imagination ? — une de ces soirées de "café-philo" au cours desquelles les esprits curieux se plaisent à débattre, en référence aux grands penseurs, de sujets d'ontologie, de morale ou d'éthique en lien, souvent, avec les préoccupations que la vie sociale et personnelle éveille. Le dialogue est souvent amorcé par la présence d'un invité. Cette fois, c'est un psychanalyste qui était l'hôte du café-philo. Après son intervention, les questions fusent...

Quelqu'un dans la salle

Ainsi, selon vous, la psychanalyse laisse entendre que les conduites humaines sont régies par des forces obscures. Quel crédit accordez-vous alors à la philosophie qui s'est construite autour de la connaissance que l'homme pouvait avoir de lui-même, de ses sensations, et de sa volonté par les efforts de la Raison ? La psychanalyse ne tend-elle pas alors, à tenir pour nul tout le travail de pensée accumulé pendant des siècles ?

Le psychanalyste :

– Vous faites référence à l'importance de la conscience dans les constructions philosophiques, cette faculté qu'a l'homme de connaître immédiatement ses états ou actes intérieurs ainsi que leur valeur morale. Bien loin d'en réduire l'importance, par exemple la cure analytique est une démarche à la fois consciente et rationnelle, Freud considère cependant qu'il existe un au-delà de la conscience, gouverné par une rationalité propre. C'était révolutionnaire et on n'a pas manqué de le lui reprocher....

Un autre participant :

– Mais Freud s'intéressait surtout à la pathologie, non ?

Le psychanalyste :

– Certes, il est d'abord soucieux de guérir ce qu'on appelait alors les "malades nerveux", mais n'oublions pas que dès ses tout premiers ouvrages, il a mis en évidence la part de l'inconscient dans les productions psychiques les plus banales comme le rêve, les actes manqués ou... l'humour.

Le premier interlocuteur :

– Soit, mais tout ça est finalement centré sur des petits aléas de la vie quand on a le temps d'y penser ! Est-ce si important ? Chacun sait d'ailleurs que Freud n'a guère traité que la bourgeoisie aisée et quelque peu oisive de son temps. Est-ce avec de telles considérations qu'on peut espérer comprendre et changer la société ? En somme c'est le triomphe de la mauvaise conscience bourgeoise qui se complaît dans son supposé malheur !

Le psychanalyste

– Peut-être ne savez-vous pas que Freud s'est intéressé largement aux phénomènes collectifs, aux faits de culture et de civilisation, à la psychologie collective. Il pensait que les institutions de la civilisation, tout en étant absolument indispensables, ne pouvaient pas totalement résoudre les conflits entre les exigences pulsionnelles et les restrictions de leur satisfaction nécessaires à la vie en commun. Il a également écrit sur les religions, les oeuvres d'art, les mythes où il voyait des solutions, partielles, mais en fait astucieuses pour contenir ces conflits dans des limites supportables. D'ailleurs, il était plutôt clairvoyant et pessimiste sur les phénomènes de civilisation, il pensait qu'il y avait comme "un malaise " ...

Un qui n'avait pas encore pris la parole :

– Que nous reste-t-il comme arguments pour répondre aux questions kantiennes : "que puis-je savoir, que dois-je faire, que m'est-il permis d'espérer " qui, certainement, sont celles que chacun rencontre, espérons-le, au moins au moment de ses grands choix, de ses décisions, de ses engagements ?

Un autre :

– Certainement ! le problème avec vous, les "psy" suivant Freud, c'est de savoir s'il reste une part de liberté humaine. On a du mal à le croire ! Tout paraît, pour vous, gouverné par des lois immuables, des déterminants familiaux ou conjoncturels qui échappent à notre prise : en somme, on serait le jouet du destin.

Le psychanalyste :

– Certes, nous pouvons imaginer qu'il en va ainsi. Et c'est souvent ce que l'opinion commune retient, parfois aussi ce que laissent entendre certaines conceptions psychologiques ou psychothérapeutiques. C'est cependant méconnaître la conception freudienne de la cure analytique. Elle peut être l'occasion pour le sujet de lever en partie le voile sur son prétendu "destin" et donc lui permettre de cesser de s'y soumettre en aveugle. Mais il parfois difficile de se confronter à la vérité, même entrevue, et le sujet peut "céder sur son désir".

Celui qui avait évoqué les questions kantiennes :

– Quel est donc ce sujet dont vous nous parlez : celui de Descartes ? Si comme vous le dites, c'est l'inconscient qui pense, ce n'est pas moi ! De plus, n'y a-t-il pas paradoxe à parler de sujet de la connaissance alors que le savoir de l'inconscient, par définition, ne nous est pas accessible directement, mais seulement par indices, allusions, déguisements divers? Quelle valeur de vérité peut avoir ce savoir, tout savoir, dans de telles conditions ?

Le psychanalyste :

– C'est une question qu'on ne peut, en effet, négliger. Jacques Lacan a montré à ce propos que le sujet cartésien est distinct du sujet de la connaissance. Pour lui, le sujet cartésien est le sujet de l'inconscient. C'est l'effet même de la structure du langage sur l'homme qui nous amène à distinguer l'énonciation de l'énoncé. Ainsi dans le "cogito", il faut entendre avec Lacan :"je pense : "donc je suis"". Les deux "je" ne sont pas de même ordre, le premier a trait à l'énonciation, le second à l'énoncé.

Le tout premier questionneur :

– Mais Freud n'a jamais parlé de ces mécanismes... il ne pouvait pas être linguiste et structuraliste avant Saussure !

Un autre

– Il s'est toujours intéressé aux phénomènes du langage depuis ses premières études sur l'aphasie et à propos de toutes les manifestations langagières chez le névrosé et le psychotique. Il fait même de ces jeux avec les mots des ressorts des symptômes par les équivoques, les substitutions de signification, les assonances...

Le psychanalyste :

– La question est en effet de savoir non seulement de ce dont on parle, mais de déterminer qui parle, qui est le sujet ou l'être en cause dans la parole. Les phénomènes de la psychopathologie quotidienne nous donnent constamment l'occasion de nous interroger à ce sujet. Par exemple, dans un lapsus qui parle vraiment ? Freud nous dit que c'est le sujet de l'inconscient...

Le dernier intervenant :

– ...serait-ce notre être véritable ?

Le psychanalyste :

– Le discours psychanalytique remanie profondément la notion classique de "l'être". La prise dans le langage de cet être (Lacan parle de parlêtre pour désigner l'homme) introduit un manque fondamental : l'être se trouve seulement représenté dans un jeu structurel de signifiants spécifique à chaque sujet.

Le kantien :

– Cette dissolution de l'être ne peut-elle conduire à la déresponsabilisation : "c'est pas moi, c'est mon inconscient". Est-ce que toute morale ne s'en trouve pas atteinte ?

Le psychanalyste :

– La psychanalyse propose de réfléchir à une éthique. Chez Freud, elle est liée à un certain courage de l'énonciation face aux pensées refoulées et à la prise de position de la personne par rapport à ce qu'elle peut appréhender de son propre fonctionnement.   Lacan défend une "éthique du bien dire" pour caractériser le positionnement symbolique de chacun pour soutenir la reconnaissance de la dimension du désir inconscient chez l'Homme.

Gageons que cette discussion n'est pas finie !

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