Un père de perte pure ?

Quelques faits bruts, comme on dit : émeutes dans les banlieues, débats parlementaires sur l'histoire, revendications de droits à l'homoparentalité… dans tous ces cas, on évoque de quelque façon une question du père.

Père absent dans la famille de l'émeutier - mais cependant stigmatisé comme jouisseur dans les débordements polygamiques -, " Pères " de la Nation qui ne savent quoi énoncer à propos de la fondation et que guettent l'amnésie ou l'imposture - l'humanisme colonial ! -, père réduit à une fonction utilitaire - seulement producteur d'une semence pharmakon - pour un couple de lesbiennes, ou enfin père constitué par la capitulation désirante d'une femme qui abandonne ou vend son enfant à un gay, ou un couple gay.

Jouisseur, inconsistant, abstrait… Ces figures ne sont pas sans rappeler celles que la psychanalyse a rencontrées : Urvater de la horde primitive selon Freud, père " moderne " que celui de l'hystérique a si bien représenté comme toujours déjà défaillant - incapable de soutenir une parole de vérité à propos de son désir, tel celui de Dora dans les Cinq psychanalyses - et, enfin, père " post-moderne " qui ne s'inscrit plus que dans une série de pures équivalences symboliques.

Mais, nous dira-t-on, ces défaillances du père ne sont-elles pas ce sur quoi la psychanalyse ne peut manquer de mettre la lumière ? N'est-ce pas, justement, la possibilité de se libérer des aliénations imaginaires aux figures du père confondues avec ses rôles sociaux. Ne voit-on pas là, enfin, l'émergence de sa pure fonction symbolique ? La fonction paternelle peut alors être tenue par quiconque, partagée également entre hommes et femmes sans considération des liens biologiques et des représentations sociales. Ce que, d'ailleurs, depuis longtemps l'adoption paraît réaliser dans une certaine mesure (totalement pour la biologie, selon certaines limites pour ce qui concerne le sexe et l'âge du ou des adoptants).

Une fonction paternelle exclusivement symbolique - parfaitement pensable du point de vue logique - est-elle, cependant, tenable par quelqu'Un sans être ancrée dans un plan imaginaire ?

La psychanalyse lacanienne nous a, certes, familiarisé avec le primat du symbolique (par exemple en distinguant judicieusement fonction phallique et présence d'un organe). C'est une part importante de l'œuvre de Lacan. Outre des raisons cliniques - la conduite de la cure -, il y avait à cela des déterminations " politiques " au regard de l'abêtissement imaginaire à quoi la psychanalyse internationale était exposée, notamment dans le monde anglo-saxon. La fonction paternelle, - ordonnatrice, séparatrice, bien plus qu'autoritaire -, a été promue dans la théorie lacanienne pour s'opposer aux psychologies fumeuses des " bonnes " relations avec la mère gratifiante.

Toutefois, la question de l'appareil psychique est, pour Lacan, de plus en plus posée comme celle d'une articulation entre trois registres qui vont être reconnus comme ceux du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique. Dans la dernière partie de son œuvre, Lacan, développera une théorie de plus en plus rigoureuse de ces nouages(1) . Le Symbolique n'a plus alors ès qualité de consistance particulière au regard du Réel et de l'Imaginaire. Ce qui est déterminant pour un sujet humain, c'est le mode de nouage de ces trois instances (RSI). L'incorrection d'un " nouage ", le flottement ou l'absence d'un élément dans celui-ci, entraînent des conséquences graves auxquelles le sujet peut plus ou moins parer par le symptôme ou le délire(2) .

Le " dé-chaînement " symbolique qui a lieu parfois, faute de nouage, n'apporte rien de bon pour le sujet. La concaténation sans fin des signifiants - propre au symbolique - comme leur capacité à se substituer les uns aux autres sans limite précipitent le sujet dans l'angoisse de l'absence de sens ou dans l'obligation de trouver du sens à tout et sans arrêt.

Il nous semble qu'en tendant par trop à détacher la fonction paternelle de ce qui la " leste " du point de vue du Réel et de l'Imaginaire on courre le risque de, non pas produire des psychotiques, mais de brouiller les limites des jouissances contenues dans le nouage RSI(3).

En effet, de manière paradoxale, en laissant entendre que le symbolique est autonome de part une " nature " particulière qui serait sienne, on tend à méconnaître ses liens dialectiques avec le Réel et l'Imaginaire. Ainsi, on pourra voir - par exemple - le phallus imaginaire envahir la vacance désirante et " boucher " le corps imaginé plein et sans limite. La différence des sexes peut être tenue pour nulle. C'est la possession d'objet qui vient signer et signaler le désirable, le consommable, le substituable selon l'imaginaire conjoncturel de chacun. Le Réel, quant à lui, renverra au trait, à la lettre, marque pure qui affecte le corps, comme la scarification en donne la perception (ou ses déclinaisons plus modérées : tatouages, piercing - voire accidentelles : cicatrices). Réel qui peut être aussi enserré de manière plus élaborée dans les petites lettres des " sciences " de l'expertise et de l'évaluation.

Il nous paraît que la pression sociale tend à favoriser, notamment en raison des exigences du libéralisme marchand, la production de sujets de plus en plus déliés des engagements que les lois (symboliques) imposent. Le capitalisme moderne a besoin de sujets dépendants d'objets consommables, substituables et recyclables qu'ils marchandent sans fin. Il nous semble que sans trop exiger d'efforts d'investigation cela s'observe aujourd'hui à l'envi.

La souffrance humaine, qu'on veut réduire à de l'accident, est maintenant expertisée dans l'ordre d'un réel corporel traitable par une médecine purement objective et fonctionnelle, comme celle appliquée aux animaux. Ce peut être aussi une " médecine sociale " par l'exclusion des plus inaptes ou rétifs à entrer dans ce type de relations (dans certains pays occidentaux, dont la France, les prisons n'ont jamais été aussi remplies et majoritairement pour des affaires de drogue et de pédophilie… ce qui pourrait ne pas surprendre qui tient notre analyse pour quelque peu fondée).

Il est patent que les croyances, les organisations sociales, le traitement de la nature, la constitution d'une histoire, toute la civilisation, sont sensiblement différents selon que les sociétés ont tel ou tel type de régime de paternité. On ne s'y débrouille pas avec le Réel de la même façon, cela n'est pas sans conséquences. Il nous paraît douteux que les contempteurs de l'ordre patriarcal auraient plaisir à les assumer toutes ! En effet, l'Eden de la bonne Nature est toujours déjà perdu et qui pousse à la régression et la quêtes utopiques conduit à plus de dangers que sa " bonne âme " ne le pense.

1) A. Cochet, Nodologie Lacanienne, L'Harmattan, 2002
2) Ces points sont ici seulement évoqués, le format d'un éditorial ne permet pas d'en discuter au fond.
3) En effet, un signifiant maître peut être " accroché " par le sujet en dehors de la structure patriarcale propre à notre société et, de fait, la psychose ne guette pas l'enfant. En atteste l'existence de toutes les sociétés où la fonction paternelle n'est pas établie selon le formalisme de la nôtre et dont les membres ne sont pas, plus que dans les nôtres, affectés de psychopathologies.


G. Herlédan

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