La soif de l'Objet

Le hasard - mais y en a-t-il un ? - a voulu que soit mis sous mes yeux un texte de l'excellent Jacky Viallon, homme de théâtre et d'écriture. Il s'agit d'une pièce, intitulée " Le Grand Chariot ", dont l'action se déroule dans un centre commercial, et qui met en scène un certain nombre de protagonistes de la grande circulation des marchandises de nos temps modernes. Les dialogues y sont criants de vérité, et viennent révéler certains points du fonctionnement de l'inconscient isolés par Freud.
Sur le fond d'une voix-off qui a le pouvoir de déplacer des meutes de consommateurs en vue de promotions aussi dérisoires qu'éphémères, différents discours s'articulent. Ainsi celui du publiciste, grand ordonnateur de désir :

LE PUBLICISTE : Laissez-nous faire. Ayez confiance, nous sommes dévoués à vous glisser couleurs et parfums dans la tête. Nous sommes là pour vous faire accepter vos envies. Il n'y a pas de honte à avoir des désirs. Dévorez nos images, glissez sur le design, laissez-vous couler dans la musique des crèmes à raser. Bref, abandonnez vos mains, laissez-les remplir et gonfler Caddie, chariots, sacs à cabas.

Le Directeur, la Banquière et le Publiciste s'entendent en coulisse sur la nécessité de s'appuyer sur le cycle : "Acheter, jeter, renouveler, acheter, jeter, etc...". Mais l'attention est attirée par l'expression d'un clochard, d'un SDF errant dans la galerie :

LE CLOCHARD : Oui ! Il faut jeter ! Et moi je suis là pour ramasser... Jeter ! Ramasser ! Voilà deux grands gestes qui mènent le monde. La moitié de la population jette pendant que l'autre moitié se baisse pour ramasser. Moi, comme je n'ai jamais appris à jeter, je ramasse, c'est mon métier. Mais ne perdons pas de vue cette petite foule au cas où elle aurait l'intention de jeter quelque chose.[....]
Remplir... Vider... Remplir... Vider !
Voilà encore deux grands gestes qui mènent le monde : Jeter-Ramasser, Remplir-Vider...

Son intervention a le grand mérite de mettre l'accent sur la fonction du reste, de l'objet jeté, perdu, mais faisant cependant partie du circuit de l'échange ordonné de la consommation. Le positionnement de ce reste, de cette perte, est à entendre pour la psychanalyse comme l'envers de l'objet idéalisé (phallicisé) du désir. Lacan en fera le prototype de son objet petit a.

Un homme agité, visiblement pressé, s'adresse au public et aux passants :

L'HOMME AGITÉ : Ah, c'est fou ce que l'on gagne comme temps à ne plus manger à midi ! C'est fou ce que l'on gagne comme temps à ne pas manger le soir ! Et le soir j'ai décidé de ne plus dormir ! C'est fou ce que l'on gagne comme temps à travailler le dimanche ! On gagne beaucoup de temps à mourir jeune. Je préfère mourir jeune que de perdre mon temps à vieillir !

Se dégage là une conception du temps comme devant absolument se dépenser, se jouir, quitte à en mourir.
Nous sommes confrontés au triomphe de l'analité, au sens de Freud, et nous pouvons poser cette équation : argent = temps = jouissance. De fait, la jouissance s'oppose ici au principe de plaisir, voire tout simplement à l'instinct de conservation. La jouissance nous renvoie à un ordre extrême des choses.

Le ravissement hypnotique pour l'objet de consommation est merveilleusement décrit par ce client sortant du magasin, les mains vides, et dont l'allure nous est dite " hystérique " :

LE CLIENT : Moi, je viens le voir tous les jours. Je lis et relis sa notice. Je compare son prix... je l'aurai ! Il est cher mais je l'aurai ! Je le veux ! Je le désire ! Puis il est tellement beau d'avoir le courage d'être aussi cher... Il est si riche... J'économiserai... Je travaillerai le dimanche... Je vendrai mes organes... Je le volerai... Je l'emporterai en prison et je me suiciderai contre lui. On en parlera dans les journaux, on l'aimera encore plus et il deviendra excessivement cher, il sera vendu dans le monde entier ! Alors on lui donnera mon nom... Il me devra tout et je deviendrai moi-même une grande marque de publicité.

On lit dans ce discours une grande confusion entre sujet et objet. Mieux, on pourrait dire que le sujet s'immole sur l'autel de l'objet, et cherche à atteindre sa magnificence. Le sujet semble tenir à l'objet plus qu'à lui-même, il semble se définir par rapport à lui.

Et d'autres clients de décliner sur différents modes la grande aventure de l'exploration des rayonnages :

UN CLIENT : Chaque rangée est un paysage, l'aventure se cache dans le creux des rayonnages.
UN AUTRE : On pourrait rouler des heures et se laisser glisser dans le dédale des cartonnages... Se faufiler entre des rangées de désir !
UN AUTRE :S’enivrer de chiffres, de prix, de pourcentages, se rouler dans la volupté des réductions et se laisser entraîner dans la douce valse des étiquettes !
UN AUTRE : Et quand le désir est bien là, tapi au fond de soi, bien blotti dans le bas-ventre du Caddie...
UN AUTRE : Quand il est grand comme une image de cinéma ...
UN AUTRE : Quand il me serre contre lui et qu'il est prêt à bondir...
UN AUTRE : C'est le Grand-Désir qui m'a repris. Le Désir du Congel. La congélation, c'est irrésistible : savoir que la côtelette ou le petit pois sont endormis pour l'éternité, ça me donne le vertige. Cela me grise. J'ai l'impression moi-même d'échapper à la mort. [...] J'en dispose. C'est mon pouvoir. J'ai le droit de vie et de mort sur la côtelette.

Encore cette réciprocité entre sujet et objet. Mais ce qui est congelé ici, c'est le sujet. Le sujet est paralysé, aliéné, réifié, bercé d'illusions par un désir tout fait, un ready-made, auquel il est secondairement donné une forme sexuelle. Pour Lacan, c'est le propre du capitalisme, et de la surabondance de biens qu'il engendre, que de désexualiser le désir pour le renvoyer vers des objets de consommation valorisés socialement. Leur érotisation apparaît plutôt secondaire.
S'installent cependant quelques moments de déprime, et l'auteur imagine les clients errant entre les rayonnages, le Caddie vide. C'est un écœurement qui est alors décrit, comme une impossibilité de " digérer " tout ce qui a été consommé ou entassé.

Il y a en effet toujours un moment où le trop-plein d'un réel consistant vient boucher ce qu'il en est du manque radical du désir. Car le désir, pour fonctionner dans sa fluidité, suppose l'existence d'un manque fondamental, d'un objet " toujours-déjà " perdu, nous dit Freud. Bref, il faut du trou quelque part, et tout comblement de celui-ci entraîne une sensation de satiété psychique.

A la fin de la journée, le centre commercial ferme ses portes, et l'on voit les personnes de service aller et venir pour balayer et vider les poubelles. Le Directeur, traversant la galerie, remarque un long tuyau de carton sur le sol. Tout en scrutant autour de lui pour s'assurer de n'être pas vu, il porte une extrémité du tube à son œil et semble s'émerveiller de ce qu'il perçoit.

Le Publiciste l'a cependant remarqué et s'étonne de son intérêt pour cet objet :

LE PUBLICISTE : Pourquoi mettre son œil dans un endroit pareil ? Dans un trou. Dans deux trous d'ailleurs, je vous ai vu changer de trou !
LE DIRECTEUR : C'est le même trou d'un côté que de l'autre. Ils donnent chacun la même vision des choses. Je promenais mon oeil sur le monde. Un petit monde tout rond que je m'étais choisi.
LE PUBLICISTE : On a pas à choisir son monde. On doit regarder celui qui est imposé par la publicité.
LE DIRECTEUR : Oui, mais de temps en temps il est bien agréable de faire ce que l'on veut. Nous ne sommes pas des clients, on a droit à d'autres regards. (à voix basse) " Un regard rond et précis sur le monde ".
LE PUBLICISTE : Je connais bien les objets. Au départ ils paraissent neutres et inoffensifs. Lui par exemple, il fait semblant d'être un pauvre tube, mais on le saisit et... dans un geste malheureux... le voilà devenu un " Délimitateur de Contemplation " !
LE DIRECTEUR : Un Délimitateur de Contemplation !

On voit là par quel mécanisme l'objet-déchet peut tout aussi bien être récupéré dans le circuit de la consommation : il faut simplement lui appliquer du langage, du symbole, du slogan, quelques mots suffisamment ambigus ou en liaison signifiante avec le discours publicitaire courant. Une fois magnifié par le signifiant, il reprend sa place dans le grand éventail des objets de convoitise.
Mais il ne s'agit pas là de n'importe quel objet. Il s'agit d'une sorte de lorgnette permettant un double regard sur le monde. Topologiquement, et l'on sait que c'est là un point de vue qu'a particulièrement soutenu Jacques Lacan, on a affaire à une surface sans bord délimitant un trou central. Cette fonction du trou est fondamentale en psychanalyse: elle renvoie à la cause du désir tout autant qu'aux limites auxquelles nous confronte notre capacité à symboliser et à saisir le monde. Il y a quelque chose de trop réel dans le trou, et c'est peut-être ce qui ravit notre Directeur qui échappe pour un temps en lorgnant à l'imaginaire aliénant d'un monde qu'il promeut pourtant socialement.

Mais le Directeur n'est pas le Maître. C'est la Voix-Off qui mène le jeu du désir collectif, et c'est elle qui aura le dernier mot. S'adressant à celui-ci :

VOIX-OFF: Arrêtez ! Veuillez ne pas toucher cet objet !
LE DIRECTEUR : Excusez-moi, ce n'est plus un tuyau... C'est...
VOIX-OFF : Silence ! C'est moi qui désigne les choses ici ! Tout le monde à son poste et n'oubliez pas de sortir la poubelle !

La circulation des clients reprend dans le magasin, puis on entend très fort la voix-off:
" Attention, Mesdames et Messieurs, pendant sept minutes seulement vente promotionnelle d'un Tuyau de Contemplation ! Attention sept minutes à tous les rayons du magasin ! Attention ! Top c'est parti ! "
C'est évidemment la bousculade immédiate dans toutes les parties du magasin.

Cette voix, c'est celle du Surmoi freudien, qui prend ici une dimension collective. Elle consiste en un Pousse-au-Jouir constant, et elle fonctionne sur le mode des injonctions. A l'image du Surmoi individuel, cette voix révèle sa nature féroce dans la prescription sans nuance du jouir. Ainsi, là où le Moi se croit libre d'effectuer les choix qui lui conviennent, on le découvre soumis à la dictature implacable d'un discours de Maître, incarné par cette voix qui en vient à transcender les ambitions individuelles de ceux qui mènent pourtant le système. Quelque chose comme un " malaise dans la civilisation ", pour reprendre Freud, s'en dégage.

* * * * *

Merveilleux Jacky Viallon, qui sait si bien nous traduire ces vérités. Les scènes qu'il nous propose sont à peine caricaturales, et l'on reste confondu devant sa pénétration savante de mécanismes psychiques vus ici au travers du verre grossissant de nos comportements de consommateurs.

Une lecture, ou une relecture, de son œuvre s'impose donc et nous appelle à un travail de conceptualisation psychanalytique de ce qui relève bien d'une " psychopathologie de la vie quotidienne ".
 

Alain COCHET
 février-mars 2001
 

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