Pour votre bien

La demande d'euthanasie légalement assistée, formulée publiquement il y a peu, suscite des prises de positions diverses. Leurs ressorts doivent être analysés comme autant de réponses à la question du Réel par le moyen du langage. Ce que depuis Lacan nous appelons un discours.

C'est l'émotion qui d'emblée l'emporte. Tout un chacun est porté à la compassion et même ceux qui se montrent fermes sur l'interdit de l'euthanasie ne disconviennent pas qu'une question est posée. Ils évoquent des principes religieux - que la société laïque ne peut appliquer à tous. L'athée ou l'agnostique peuvent, quant à eux, en appeler à la " fraternité " ou la " solidarité " de la République. Sachant qu'il n'y a pas de réels moyens intellectuels, moraux et matériels de mettre en œuvre, concrètement dans l'hic et nunc, ces principes, ils apparaissent alors comme des vœux… pieux.

Entre l'inflexibilité du dogme et l'incantation sociale impuissante, un vide apparaît. Aussitôt, il tend à se remplir et selon le discours dominant actuel, c'est à un discours teinté de science qu'il est fait appel. D'un savoir viendrait la solution pour combler ce qu'on ne sait dire. De manière symptomatique, on appelle l'expertise comme recours. Réunissons donc des groupes d'experts qui diront si la demande est recevable. Selon quels critères ? Il semble que la question est de peu d'importance dans l'attente du public comme dans l'esprit des promoteurs de tels dispositifs. Ce qui importe en effet c'est d'obtenir qu'une voix anonyme, impersonnelle, énonce un savoir venant clore une question singulière. Il faudra, sans doute quelques justifications à la réponse produite. Or que pourront-elles être autres que celles que l'on connaît déjà, avant la demande : incurabilité, intensité et durée de la souffrance sans soulagement qui rendent la vie insupportable, voire indigne ?

Insupportable pour Qui ? Voilà sans doute une question à laquelle on ne songe guère. Est-ce vraiment pour la personne demandeuse ? On sait pourtant que rien n'est moins stable, moins certain, qu'une demande tant qu'on ne l'a pas réifiée en y répondant dans les termes attendus. Nous savons que toute demande n'est reçue qu'au prix de sa prise dans un savoir étranger à elle-même : ce que les experts ont défini comme conditions de validité, inexorablement selon leur point de vue. Que les experts soient nombreux (mais combien en faut-il donc ?) ne garantit pas que leur discours ne soit pas exactement autre chose qu'un point de vue. C'est notre abdication ordinaire devant les arrêts du discours de la science qui tendra à nous faire accepter - avec soulagement - que ce point de vue sera autrement plus certains en ses fondements que celui de n'importe qui d'autre.

En accordant, sous l'effet de la pression compassionnelle, un pouvoir aussi exorbitant aux experts nous nous dispensons de réfléchir aux conséquences qui seront le prix de notre défaillance éthique. Nous redoublons la dimension du fatum dont nous prétendons délivrer le malade : que gagne-t-on, cependant, à substituer à l'arbitraire hasardeux du réel l'arbitraire " motivé " des experts ? Nous avons appris, non sans mal durant des siècles, à nous libérer de l'idée que la maladie et la souffrance ont un sens, et voilà que tout aussitôt nous y revenons en cherchant à faire définir - au nom de la science - qui mérite de vivre, ce que vaut une vie, comment elle peut être " justifiée ". Sans doute en raison de la souffrance, mais aussi au regard du bilan des charges et utilités qu'elle représente pour le groupe social. Car c'est à cette balance ultime, du strictement calculable, que le discours de l'expert conduira nécessairement.
On annonce déjà, comme un constat - un " simple " constat statistique - que la dernière année de vie d'un quidam atteignant la limite supérieure de son espérance de vie génère la plus grande part des dépenses de santé de sa vie entière(1, 2 et 3). On se persuadera sans peine que la suppression de la " dernière année " représentera un bénéfice collectif très appréciable au prix d'un désavantage personnel très modéré et même, si on y regarde bien, d'un avantage objectif peu contestable au regard des soins douloureux, de la dégradation de l'image de soi, de l'inconfort qui peuvent être attendus lorsque la santé se dégrade trop.

Sans doute ne le dira-t-on pas de telle sorte. Mais la capacité de conduire des personnes à croire désirer ce qu'on leur impose est une habileté ancienne qui se constitue maintenant en science de plus en plus élaborée et performante comme le montre la publicité qui oriente sans faillir tout un chacun dans les décisions qu'il croit être les plus personnellement motivées. Il se suppose alors être l'acteur rationnel des économistes libéraux. On parviendra, sans doute aucun, à persuader sans trop de mal, bon nombre de personnes que leur vie est arrivée à son terme " utile " et " agréable " et qu'elles n'ont plus rien à espérer du prolongement d'une existence dont - pragmatiquement - on évalue qu'elle n'est plus riche d'aucune espérance objective.

L'expert définira des normes, des critères d'évaluation ; la publicité les rendra désirables et chacun croira être maître de sa décision.
Depuis longtemps privé - par la démocratie formelle - du pouvoir politique ; de plus en plus séparé du sens et des objets de son travail par le chômage et la consommation - ce que cache mal le développement des prétendus " services à la personne " qui relance, de facto, une économie de la servitude domestique - ; de plus en plus anonyme dans la foule des mêmes, devenu substituable dans ses engagements intimes comme il l'est déjà dans ses compétences sociales ; voilà que l'Homme ne trouvera bientôt plus à exprimer sa singularité que dans le choix du mode de son anéantissement personnel.

Sans doute, " l'homme est un être pour la mort "(4) et il sera facile à certains bons esprits de trouver dans le mouvement qui se dessine la réalisation de cette proposition. Or c'est donner à l'assertion de Heidegger une fâcheuse et restrictive interprétation de type positiviste - à laquelle beaucoup se rendent et parfois pour justifier les pires errements dans la réalité(5). Il nous paraît tout au contraire que " l'être pour la mort " doit être compris comme un processus, une tension, non pas la revendication d'un état, l'envie d'atteindre un but et surtout pas un état physiologique. C'est bien vivant que le Dasein peut travailler, dans une sorte de kénose(6), à se vider de soi, c'est-à-dire - selon peut-être le précepte stoïcien repris par Montaigne - apprendre à mourir, non pas mourir. Aujourd'hui, nous pouvons considérer que l'Être-pour-la-mort qui a heureusement perdu sa connotation morale ou métaphysique se révèle, pour la psychanalyse, dans la confrontation du sujet - dépouillé de ses aliénations imaginaires - avec le Réel qui cause son désir et manifeste son incomplétude. La où l'on pensait faute et défaut on pense faille et devoir. Devoir de " bien dire " selon l'aphorisme de Lacan. Il n'apparaît pas qu'un mort parle.

Il est à redouter que la bonne foi compassionnelle des partisans de l'euthanasie s'expose à être cruellement circonvenue. L'émancipation voulue à l'égard de dogmes religieux ou de pression de l'État, qui pouvait avoir jadis ou naguère une salutaire fonction de subversion du discours des maîtres, risque de conduire aujourd'hui à une soumission aux discours croisés du libéralisme et du scientisme. Soumission d'autant plus redoutable qu'elle semblera le triomphe d'une volonté libre et qu'elle n'aura plus la possibilité de contester le Père ou la Loi, mais deviendra l'objet du processus qu'elle aura elle-même déclenché et selon lequel le savoir fera désormais fonction de Vérité autonome, générale et opposable à chacun. Bien pire que tout dogme.


G. Herlédan
27/03/2008

(1) " L'avenir du financement de l'assurance maladie (dont les dépenses vont continuer de croître avec le niveau de vie et le vieillissement - même si, pour ce dernier, on observe que la plus grande partie des dépenses se fait dans la seule dernière année de l'existence, ce qui réduit l'impact du simple vieillissement général sur la dépense) ne pourra certes pas continuer de passer uniquement, ni même principalement, par l'impôt dans une économie ouverte où le développement des transactions Internet menace le pouvoir fiscal de l'État, et où l'effet de distorsion de l'impôt est accru par la mobilité de la matière fiscale. " Jean-Jacques Rosa, Professeur des universités à l'Institut d'Études Politiques, Directeur du MBA Sciences Po, ancien membre du Conseil d'Analyse Économique du Premier Ministre. 2007, voir :http://pagesperso-orange.fr/jeanjacques.rosa/Dix-ans-apres-31-juillet-2007.pdf

(2) Les Indicateurs Sociaux de L'OCDE Édition 2005

(3) http://www.ameli.fr/fileadmin/user_upload/documents/Depenses_horizon_2015_01.pdf. Site officiel Assurance Maladie

(4) " Sein zum Tode " se trouve dans Sein und Zeit, Heidegger.

(5) Heidegger n'étant pas le moindre d'entre eux à y trouver quelque justification à la civilisation pour la mort des nazis qui l'avaient visiblement séduit.

(6) L'ek-sistence authentique est kénose, elle consiste à se vider de soi dans un " dépouillement " dont l'ascète a pu donner le témoignage. Son but n'était certes pas de mourir mais de donner à son ascèse une durée.