Les Portefaix

Prescrire aux élèves de CM2 de porter la mémoire nominative d'un enfant mort est une violence psychologique inégalée qui ne peut avoir sa place dans un aucun dispositif d'éducation. On sait, cliniquement, combien les enfants exposés à ce genre de désordres de la sphère symbolique éprouvent de difficultés à s'en libérer. On observe que ce sont les parents aux prises avec de graves difficultés psychologiques qui infligent à leurs enfants de tels sévices plus ou moins consciemment.

Il est donc tout à fait stupéfiant que le premier responsable de notre pays demande à l'Éducation nationale de se livrer - sur ordre - à une telle manipulation pathogène. On voudrait croire qu'il ne s'agit que d'un " coup " de basse politique, de pure démagogie à la veille d'élections ou pour regagner quelques points de popularité sondagière. On serait encore dans une certaine rationalité.

Si, cependant, on considère les modalités de l'annonce - comme un raptus lié aux circonstances - et sans analyse ni consultation préalables avec qui que ce soit de sensé, la perplexité de l'observateur devient plus grande.

N'a-t-on pas l'impression de voir le Président se décharger de manière expéditive d'un fardeau ? Il est difficile de ne pas lier cette dernière saillie de notre prince à d'autres comme la décision de faire lire la lettre de Guy Môquet, jusque dans les douches d'un stade au titre du marketing de la douleur !

Guy Môquet, les enfants juifs… De quoi donc, le Président, veut-il que les enfants d'aujourd'hui soient les porte-faix ? Que doivent-ils porter, pour qui ? Quel insupportable est à l'œuvre dans les élans passionnels auxquels nous assistons de manière effarée ? On a l'impression que ça lâche

Comment ne pas se demander ce qui pousse Monsieur Sarkozy à choisir de " promouvoir " la mémoire d'un jeune fusillé dont aucune des idées, rien de l'idéal, ne sont les siens et qu'il n'a cessé de combattre tout au long de sa vie publique ? Quelle part de lui-même est alors concernée par ce " retour dans le réel " de ce qui semble exclu de sa psyché ? doit-on trouver la réponse dans le fait que Guy Môquet soit mort à 17 ans ?

Que voile - ou révèle - une commisération soudaine pour des enfants, irréfléchie dans ses buts, disproportionnée dans ses moyens, ignorante de ses conséquences concrètes, finalement maltraitante et qu'il entend imposer ? Et puis, on ne sache pas que la politique actuelle - mise en cause de l'ordonnance de 1945, expulsion des enfants sans papiers, entre autres - traduise une considération très développée des intérêts des enfants les plus fragiles de notre pays. Ça discorde !

Il faut se résoudre à considérer que dans toutes ces manœuvres, l'intérêt politicien n'est pas seul en jeu, mais qu'il y a aussi un effet de structure. Une faille interne, un insoutenable malheur d'être soi, sont projetés sur autrui par celui qui détient le pouvoir et espère s'exonérer ainsi de ce qui lui est insupportable comme s'il s'agissait de se défausser sur et par la peau des autres de quelque tunique de Nessus (1).

La victoire a son prix souvent inattendu dont l'adulation passagère des partisans, la soumission des courtisans, le potlatch du bien public, la jouissance du dévoiement servile des renégats (l'ouverture…), tous les ingrédients d'une inflation narcissique démesurée ne protègent pas. Face à la révélation du vide interne qui surgit - précédée par les premières défections des thuriféraires et des alliés (2) - le réel de la structure fait retour. C'est alors un sur-moi féroce qui s'offre comme guide et rempart contre l'effondrement et le déchaînement de la pulsion.

L'observation clinique des prochains épisodes du règne permettra de vérifier la consistance de deux hypothèses, dont nous souhaitons vivement qu'elles ne se réalisent pas. Jamais nous n'aurons tant désiré être dans l'erreur !

Premier cas : nous verrons se confirmer le fait que le premier personnage de l'État entend se soustraire à toute loi - publier les bans quand on se marie… -, tandis que chaque citoyen deviendra de plus en plus suspect de saboter les entreprises du pouvoir en revendiquant le respect de ses droits (3). De plus en plus violemment le pouvoir revendiquera une exception de jouissance. Tout lui est dû, il ne doit rien (par exemple : la constance du Président à ne pas payer ses vacances). En conséquence, l'exigence de dévotion à la personne du chef (4) interdira de plus en plus au personnel politique - ministres, parlementaires - de jouer leur rôle de participants légitimes au débat public, tandis que les éminences grises et les " nominés " temporaires à des commissions de circonstances auront un rôle de plus en plus accru et incontrôlable.

Second cas : l'incapacité à maîtriser les tensions psychologiques internes, la discordante patente entre la posture et les actes, les dégagements compulsifs sur le mode du passage à l'acte - déclarations tonitruantes, décisions prises " à chaud ", chiffrage de mesures sans connaissance des possibilités, etc. -, l'impossibilité d'élaborer une pensée dialectique - décomplexé est le maître mot ! - vont dominer la scène. La pensée du citoyen sera de plus en plus morcelée par l'illisibilité de la direction des annonces successives et des décisions contradictoires. L'émotion publique sera sollicitée par de nouvelles exaltations compassionnelles du Président qui viendront voiler l'indifférence concrète aux souffrances les plus immédiates. On a déjà vu que le discours enflammé de la campagne électorale promettant que " chaque fois qu'une femme est martyrisée dans le monde, la France doit se porter à ses côtés " (5) ne dispensait nullement d'expulser effectivement de France de plus en plus de femmes (et des familles) vers des pays où leurs souffrances risquent d'être encore pires, si ce n'est leurs vies mises en jeu.

On est moins étonné que le deuil et la culpabilité (Résistance et Shoah) soient convoqués simultanément avec un appel quasi obsédant à la religion. Quelle est la fonction de cet appel à l'Autre ? Quelle sera la figure de l'Autre qui viendra dans les deux hypothèses citées mettre des limites à la jouissance sans frein d'un Président qui parle de la France à la France pour tenter de se parler à lui-même ?

Cet Autre peut d'abord se figurer dans la foule de " petits autres ". Indistincts comme sujets, ils sont perçus comme foule, force menaçante incontrôlable. Si jamais on peut les identifier à de " l'étranger ", alors leur altérité est vraiment dangereuse, c'est l'envahissement, le grouillement, l'infection, la subversion. Ils deviennent les objets naturels de la répression et de l'exclusion.

Mettre le danger pulsionnel hors de soi est le mot du maître, il peut y associer ceux qui s'identifient à lui. Mais comme on le sait, il toujours plus étranger que le dernier étranger stigmatisé. La plus petite différence, il y en a toujours une, devient menace. Il faut segmenter le corps social, créer des catégories d'isolement (6) (religions, origines, modes de vie) prêtes à servir. La volonté de mettre en cause la laïcité articulée aux prescriptions données à Hortefeux en sont le témoignage évident. Or, il vient de lui être donné par le Premier Ministre mission d'accroître les expulsions cette année…

Quand les " petits autres " ne suffisent plus, par exemple si l'opinion publique s'est accoutumée - voire adhère - à la maltraitance dont ils sont l'objet, le bordage de la jouissance du chef nécessite le surgissement de l'Autre dans sa plénitude, sans autres fards.

C'est alors une croyance, une voix, une intimation, la conviction d'avoir eu de tout temps un destin incomparable à accomplir, qui envahissent la psyché. Donner toute consistance à un " Je veux " salvateur. On ne peut cependant, naturellement, bien réaliser ce programme d'exception que dans des circonstances exceptionnelles. Il y prendra tout son éclat et permettra de dresser pour l'éternité la statue du héros.

Cataclysmes, crises et guerres sont les meilleures occurrences pour donner la pleine mesure de soi. Cataclysmes et crises dépendant trop du hasard, la guerre reste la circonstance la plus programmable en fonction des besoins, l'exercice du pouvoir permet d'en nouer les causes déterminantes. Un ennemi, suffisamment inquiétant pour l'opinion et soigneusement provoqué - sur des thèmes de " civilisation " ou de religion, par exemple - pourrait permettre une belle Apocalypse de gloire.

On conçoit combien il nous tient à cœur que notre analyse soit erronée.

Gilles Herlédan
17/02/2008

 

1 - Nessus, un centaure, tenta d'enlever Déjanire (femme d'Héraclès). Alerté par les cris de sa femme, Héraclès abattit le centaure. Mais avant de mourir, Nessus offrit à Déjanire sa tunique imprégnée de sang en lui disant de la donner à Héraclès si celui-ci était infidèle. Quelques années plus tard, doutant de la fidélité de son mari, Déjanire lui fit porter la tunique. Le poison qui imprégnait le tissu attaqua la peau d'Héraclès. Ce dernier demanda qu'on le brûlât tant la douleur était insupportable.

2 - Ainsi Fienkelkraut déjà déçu retire ses billes, lui qui pouvait sembler donner quelque caution de distinction intellectuelle - notre bel intellectuel de droite… - ; les candidats aux municipales quant à eux gomment soigneusement et dans l'angoisse le sigle UMP de leur propagande !!!

3 - On le voit assez avec le dénigrement permanent des fonctionnaires, la mise en cause sans trêve de l'utilité des services publics…

4 - Aurait-il fait à la France " don de sa personne " pour bénéficier d'une telle sacralisation ?

5 - Nicolas Sarkozy, Congrès de l'UMP (14/01/07)

6 - Notons la ruse qui consiste en premier lieu à donner un air de " reconnaissance d'identité " à ce qui précède la stigmatisation ultérieure.

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