Police de la pensée

Beau comme la rencontre fortuite, sur une table à dissection,
d'une machine à coudre et d'un parapluie.
Lautréamont

La psychanalyse permet, comme l'intuition poétique, de ne pas tenir pour nulles d'aussi étranges rencontres. Ainsi, sur mon bureau : les manchettes des journaux à propos de " la directive de la honte " relative au traitement des immigrés illégaux dans l'Union européenne, des annonces concernant le " plan autisme " adopté par le Gouvernement français et un extrait de la Proposition du 9 octobre de J. Lacan (1967). Qu'ont-ils à nous dire de commun ?

1967, c'était 9 ans après le Traité de Rome instituant le Marché commun… Le plein emploi voulu, la conviction que la croissance économique serait sans limite… Et voilà, que Lacan y va ainsi : Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d'une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. D'où diable tire-t-il la raison d'une aussi triste prédiction ?

Constatons, hélas, que l'actualité ne vient pas démentir son propos(1). Mais, nous objectera-t-on, ceci n'est que conjoncturel - faible croissance, désordres de l'économie mondialisée - et, nécessairement, un jour, les vraies valeurs européennes s'épanouiront. Et c'est là que l'analyse de Lacan prend toute son importance de nous interdire pour des raisons de structure cet optimisme de commande qui est lâcheté morale.

La ségrégation n'est pas accidentelle, conjoncturelle, tératologique. Elle est intrinsèquement liée à un moment de l'histoire qui voit le remaniement des groupes sociaux par le procès d'universalisation promu par le discours de la science. Cela peut paraître étrange, comment concevoir un lien causal entre universalisation et ségrégation ?

Montaigne n'espérait-il pas que les grandes découvertes de la Renaissance pouvaient permettre aux hommes de se connaître de telle sorte qu'ils cessent de s'envoyer rôtir mutuellement sur les bûchers ? Hélas, l'histoire par les faits et la psychanalyse par logique nous conduisent à devoir abandonner cette espérance. Tout au plus, adopte-t-on des méthodes moins cruellement visibles, car il faut laisser à notre imaginaire humaniste de quoi se sustenter un peu ; cependant la pression ségrégative ne cesse de s'amplifier. La présidence française de l'U.E. en a fait un de ses thèmes urgents, traité dès les premiers jours de ce mois de juillet.

C'est en comprenant la structure du discours de la science que l'on peut concevoir qu'il conditionne le lien étrange entre universalisation et ségrégation. Sans pouvoir en donner dans cet espace éditorial restreint toute la démonstration fine, disons que le discours de la science existe en donnant au signifiant-maître comme au sujet du discours des places particulières.

Le signifiant-maître est celui qui occupe une place d'exception, celle repérée comme " fonction " paternelle. Elle peut ordonner pour différents groupes humains un système de significations précises (les représentations et valeurs partagées par le groupe), ce qu'on peut reconnaître comme une culture qui peut n'être que très peu " tolérante ", certes. Toutes sortes de cultures sont ainsi possibles qui peuvent entrer en conflit, mais aussi se soumettre à des règles communes - par exemple des traités internationaux - tout en ne s'assimilant pas les unes aux autres. Elles continuent de consister en elles-mêmes.

Le discours de la science révoque le signifiant-maître comme agent de l'ordre humain en lui substituant un savoir universel applicable au réel qu'il crée. Les sciences économiques qui naturalisent le marché qu'elles supposent elles-mêmes en constituent un exemple typique. Il n'y a plus d'exception possible ni de significations différenciées. Le seul monde authentifié est alors celui des objets substituables les uns aux autres sur le critère exclusif de leur équivalence marchande. Cela suppose la définition des besoins des consommateurs et leur reconnaissance, leur droit à l'existence, si et seulement si, ils peuvent s'inscrire dans le procès de consommation tel que défini par la science.

L'exception est alors une maladie ou une infraction. Il est facile de le vérifier que pour qui prétend s'éloigner un tant soit peu des pressions de consommation la marginalisation le guette et même l'incrimination(2), la répression. Évidemment, dans ce discours, le droit humain à la vie, à la liberté, à la vie familiale, à l'éducation ne pèse pas lourd si tout à la fois cela fait effet de singularité et entrave les exigences du marché. La figure de l'immigré - couleur de peau, accent, gestuelle et " coût " économique - cristallise radicalement les raisons de stigmatisation et de rejet.

La psychanalyse permet d'examiner une autre conséquence du discours de la science. Qui fait toujours tendre au pire. En effet, ce que le discours de la science ne sait pas dire - mais sur quoi, il ne cesse de vouloir se prononcer - c'est ce qui est de l'ordre du rapport du sujet singulier à sa jouissance tout aussi singulière. Le discours de la science ne sait que compter, différencier des groupes d'objets, ceux-ci pouvant être des hommes, mais que peut-il dire de l'économie désirante de ces hommes ?

On le sait, hélas, avec impudence le discours de la science ne cesse d'énoncer comme savoir son fantasme sur la jouissance de l'autre. Deux caractéristiques symptomatiques de ce discours : la généralisation et la révélation-dénonciation. Le juif, L'arabe, Le musulman ou Le " jeune-des-quartiers " et même Le chômeur : autant de réduction des sujets à des catégories générales qui font nombre. Quant au savoir, il sert à révéler que - c'est étrange ! - ces catégories sont toujours délinquantes en matière sexuelle : pollution de la race, violence et viol et même, selon les analyses fines des supporters du Paris-Saint-Germain(3), inceste et pédophilie. Qu'ils soient des brutes avinées n'empêche pas qu'ils énoncent le vrai d'un discours rampant mais - structurellement - générateur de ces ignominies. Ces émules de Le Pen disent, en effet, tout haut ce que le discours de la science articule tout bas On touche cependant - même ceux-là - comme à une butée fondamentale dans une sorte de vertige ambivalent d'envie et d'horreur.

L'inceste et la pédophilie sont les deux dernières limites que le libéralisme maintient à l'encontre de l'emprise générale du marché pour lequel tout est objet de commerce. Ce n'est point tant par respect de la structure psychique de l'être humain, ni évidemment par souci moral(4), mais seulement parce que cela n'est pas encore clairement monnayable comme bien ou service. Sans doute le sujet fait-il retour, perturbe le discours : on " pense-trop "(5) encore pour être résolument pragmatiques entravant ainsi des ressources nouvelles de croissance si nécessaires ! Comment liquider la jouissance ? N'en rien soustraire parmi tous les flux d'échange ?

C'est la question résiduelle du discours de la science. Que faire du sujet ? Comment obtenir la solution finale de la subjectivité ? Une première possibilité est celle de " la part de cerveau disponible ", là où le désir se formule substituons envie et satiété. Cependant, cela suppose une sorte de pacte. Il faut que le " client " soit suffisamment accordé avec le discours imposé pour adhérer à ses propositions, se fondre dans un comportement standard rigoureusement comptable et insignifiant. L'universalisation des " tous semblables " dans le besoin. Il arrive que parfois ce n'est pas le cas. Il y résistance.

Il faut alors reconnaître l'exception que représente chaque énonciation quand, notamment, elle n'est pas une demande d'objet, qu'elle résiste à toute clôture. La psychanalyse se propose d'être en position d'écouter ce " un par un ", elle le fait. C'est pourquoi on voit se déchaîner contre elle toutes sortes de forces visant à la discréditer - inopérante, dangereuse ! - et même à en supprimer la connaissance, par exemple en la retirant des programmes des enseignements de psychologie clinique dans les universités. Il s'agit, particulièrement, de laisser le champs libre aux techniques de traitement de " la part de cerveau libre " que sont les thérapies cognitivo-comportementales. Là où il apparaît trop violent de contraindre, de réprimer, d'exclure le sujet, on décide par humanitairerie de le soigner - selon le mot de Lacan dans Télévision.

Il fut un temps où l'idée de soin et de prise en compte du sujet ne s'excluaient pas en principe. Une certaine psychiatrie - française, singulièrement - cherchait à articuler par la médiation d'inspirations marxistes et d'approches psychanalytiques la possibilité de créer des conditions d'émergence du sujet dans l'institution. Espace, économie, temps vécus, interdits et transgressions venaient border les jouissances : des patients comme des praticiens.

En certains lieux, fragiles, tâtonnants, incertains, subtils, précaires et cependant assurés d'un " désir de désir " on offrait à la jouissance des enfants autistes l'hypothèse irréductible d'une signification humaine au delà des inventaires de " carences ", " handicaps " et autres savoirs sur le fatal et silencieux destin génético-neurologique scellant leur sort sans appel.

Des groupes de pression médicaux-pharmaceutiques et hôteliers assistés par des universitaires, supportés par l'opinion publique émue par la détresse largement médiatisée de certains parents, viennent de conclure un persistant travail de lobbying en obtenant l'officialisation des techniques éducatives cognitivo-comportementales comme traitement exclusif de l'autisme dans des institutions spécifiquement dédiées à cet " handicap ".

La presse n'a pas manqué, quasi unanimement, de faire le panégyrique de ce triomphe de la science, comme elle ne cesse de promettre l'inéluctable fin des maladies mentales, addictions et autres déviances grâce aux découvertes génétiques.

L'opinion désarmée par la compassion et le prestige de supposés progrès est ainsi conduite à s'en remettre au discours de la science, sans critique ni perspective. Le soin supposé des plus malheureux apparaît comme le cheval de Troie d'une entreprise résolue de développement des techniques de conditionnement généralisé des esprits.

Les entreprises les plus violentes, les plus ségrégatives que le discours de la science produit seront de plus en plus " désirées " par leurs victimes tant que les soi-disant bénéfices, comme les plus assurés méfaits, concerneront les autres : management scientifique des entreprises, substitution du traitement du stress aux conflits collectifs du travail(6), traque des immigrants, vidéo surveillance généralisée, peines planchers, développement de l'euthanasie. L'unanimité du " bon sens " est toujours disponible.

C'est prendre le risque d'oublier la mise en garde de G. Devereux : " C'est justement dans une société libre que le savant peut le moins se permettre de confier au groupe la tâche de protéger son indépendance intellectuelle. C'est à lui que revient la surveillance vigilante de son esprit et la pleine responsabilité de son intégrité intellectuelle. Car c'est dans les sociétés libres que l'invisible police de l'esprit est la plus efficace, précisément parce qu'on croit qu'elle n'existe pas ".(7)

… L'invisible police de l'esprit…

G. Herlédan
20 juillet 2008


(1) Les principales mesures de la directive de la honte […] concernent la durée de détention, les mineurs et l'interdiction systématique du territoire. Aujourd'hui la durée de détention varie de 32 jours (France) à une durée illimitée (Suède, Grande Bretagne). Elle serait portée à 18 mois. Or, même les pays qui prévoient une durée illimitée dépassent rarement les 18 mois, constatant que si après ce laps de temps ils n'ont pu organiser l'éloignement (laissez-passer consulaire, voyage...), ils n'y parviendront plus. Il s'agit ni plus ni moins d'un contrôle de populations indésirables, d'un véritable " internement administratif " (pour reprendre l'expression de la Cimade ), y compris lors de l'examen de leurs demandes d'asiles ou de titres de séjour (en particulier dans de véritables camps situés aux portes Sud de l'Europe). Si le texte prévoit qu'on ne peut placer en rétention un mineur non accompagné, il ne l'exclut pas pour des mineurs accompagnés. Les références nombreuses dans les débats à la Convention internationale des droits de l'enfant de 1990 ne servent qu'à masquer la possibilité d'enfermer jusque 18 mois des mineurs ! De la même façon, aucune protection particulière contre l'éloignement ou la rétention n'est prévue pour les femmes enceintes, enfants mineurs avec leurs parents, victimes de tortures ou de traite...
Une interdiction du territoire européen pouvant aller jusque 5 ans est prévue lors de l'éloignement. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une double peine, qui condamne à la clandestinité permanente ceux et celles qui reviendraient malgré tout.. Voir, entre autres : http://www.cadtm.org/spip.php?article3438

(2) Pensons à la pression des fabricants d'OGM et de semences stériles qui de facto, mais aussi par la loi, veulent contraindre les paysans à renoncer au travail essentiel qui consiste à produire leurs propres semences. Songeons à ces Sud-Coréens dûment matraqués quand ils protestent contre l'obligation qui leur est faite de consommer de la viande de bœuf étasunienne.

(3) La banderole du match PSG / RC Lens du 29 mars 2008

(4) Rappelons que pour l'une des références princeps du libéralisme, Bernard de Mandeville (1670 - 1733) " Les vices des particuliers sont les éléments nécessaires du bien-être et de la grandeur d'une société. "

(5) La ministre Christine Lagarde a dit en juillet 2007 à propos des Français et du travail : " Assez pensé, retroussons nos manches "

(6) voir : http://www.travail.gouv.fr/IMG/pdf/RAPPORT_FINAL_12_mars_2008.pdf : Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, remis à Xavier Bertrand Ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, Mercredi 12 mars 2008 par Philippe Nasse, magistrat honoraire et Patrick Légeron, médecin psychiatre. On remarquera que dès l'introduction le terrain est bien balisé : " Les risques psychosociaux posent des problèmes difficiles car ils prennent naissance là où les comportements psychiques individuels les plus intimes entrent en symbiose avec les comportements sociaux les plus complexes : ceux des hommes au travail. Ce n'est pas là questions dont on puisse faire promptement le tour ! Ces questions mobilisent, au contraire, les théories, les connaissances, les réflexions des chercheurs qui travaillent dans les champs de la médecine, de la sociologie, de l'ergonomie, voire de cette partie de l'anthropologie qui s'attache à décrypter les tensions qui naissent du heurt de la liberté individuelle et des contraintes sociales. Mais elles mobilisent, aussi la vaste somme des expériences de terrain accumulées par les partenaires sociaux qui se heurtent, sur le lieu du travail à l'apparition de ces risques. Elles mobilisent, enfin, les savoirs- faire de tous les praticiens - publics ou privés - qui tentent de lier, dans les réalités du quotidien, l'amont des chercheurs et l'aval des acteurs pour tenter concrètement de prévenir ces risques et de guérir ou réparer leurs conséquences. " Qu'on se le dise, ce n'est pas un problème relatif à l'exploitation des travailleurs !

(7) voir : http://tmtm.free.fr/www.lesperipheriques.org/ancien-site/journal/10/fr1054.html#n1

 

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