Ils ont voté et puis après ?
En 1968, Léo Ferré se demandait qu'elle pouvait être le sens du vote au regard d'un soulèvement populaire prometteur. Refuser la " farce électorale " pouvait paraître, à cette époque, une démarche riche d'espérance. Les temps ont changé et voilà qu'on se plaît à penser que les dernières élections manifestent un " désir " de changement, si ce n'est de rupture, selon les mots de l'élu.

Il y a en effet un grand changement dont nous sommes témoins : le retour de la position perverse en politique.

Elle n'avait plus cours depuis la Libération à la suite de ce que l'on sait. L'idée que la politique devait se fonder sur une éthique avait alors refait surface. Du R.P.F. ( La Résistance passée) au P.C. (L'Avenir révolutionnaire) en passant par l'improbable M.R.P. (gagner le Ciel par les sacrifices consentis sur terre !), tous les partis revendiquent une quelconque fondation morale. Certes, presque toujours la plupart de leurs élus n'ont cessé de trahir leurs convictions comme leurs promesses, par faiblesse d'âme ou d'intelligence sans oublier la pente naturelle à la corruption (les innombrables affaires qui ont accompagné sans trêve les Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac en témoignent).

Cependant, aucun de ces personnages n'avait songé à mettre en avant, comme attestation de sa capacité à gouverner, le fait qu'il n'y avait ni idéal, ni morale, ni conscience qui puissent barrer sa volonté de jouissance sans limite. Chacun disait briguer le pouvoir pour une cause - le supposé bien commun qui dépassait ses intérêts particuliers - et tous cherchaient à dissimuler leurs errements et trahisons.

Le vrai changement est dans la manière dont le Président élu s'est comporté ostensiblement dès la première minute comme un gagnant du gros lot de la Française des jeux. En s'isolant dans un palace puis tout aussitôt en fuguant en exil doré loin de ses électeurs - sans parler de ses concitoyens - il a manifesté deux choses :

1 - il avait toujours voulu arriver à ça - il n'a jamais manqué de le dire - et qu'aucun délai n'était plus possible pour en abuser, que toute loi de retenue, de mise à distance était insupportable,

2 - qu'il entendait montrer à tous qu'il avait ça maintenant et que rien n'entraverait sa jouissance, pas même la pudeur et - peut-être sera-ce notre chance, mais au prix de combien de souffrances ? - son intérêt.

Il était donc inévitable qu'il impose d'emblée la monstration de cette jouissance. Et les sondeurs nous disent que cela a très bien marché. Une majorité de français trouve, à des degrés divers, cela normal. En somme c'est dans la nature du chef de n'être pas soumis aux limites communes. Ce qui est un sort enviable, il faut s'en persuader !

Nous décrivons là, les éléments d'une position perverse qui, assumée d'ostensible façon, exerce à plein sa capacité de séduction. Et de fait, ce ne sont pas les arguments, des raisons de conviction qui ont déterminé l'élection, mais plutôt une obscure croyance : celle que de la jouissance pourrait être tirée de l'identification à ce maître, malgré les sacrifices annoncés : salaires, droits sociaux, libertés civiles, solidarités, dignité des personnes, etc. vont être, en effet, largement mis à mal.

L'assujettissent des gouvernants, depuis des décennies, aux exigences du capitalisme n'est pas une nouveauté. Mais depuis le 6 mai, une nouvelle composante entre en jeu dans la politique par la volonté expresse du nouvel élu. Elle met en cause tout pacte social fondé sur la parole dans un rapport à la vérité.

" Je dis ce que je ferai et je ferai ce que je dis ". Ce matin, mon quotidien ouvre son édito complaisant sur cette maxime d'airain. N'est-ce pas beau comme l'antique ? La psychanalyse, pourtant, nous apprend qu'une telle prétention à l'adéquation du dire et du faire (outre un pari bien incertain quant au futur dont nul n'est maître : je ferai) est une sorte de passage en force contre les lois du langage. Cette promesse ne peut être tenue et celui qui le sait et pourtant la profère, s'il n'est sot, est un menteur.

Rions un peu quand déjà on pense qu'il a fallu plusieurs heures pour deviner où était le Président dès le premier jour ! Ce qui est certain, par contre, c'est qu'il n'était pas à la cérémonie de commémoration du 8 mai. Il est vrai que sa vision de l'histoire est bien particulière : elle encombre celui qui se veut l'agent exclusif de sa propre existence. Pas de dette, surtout pas de devoir et sans doute, particulièrement à l'égard du père. Il faut s'affranchir de la vérité qu'impose la structure

C'est bien cette fonction de la vérité et du devoir que le nouveau Président entend liquider (selon un terme qu'il affectionne). L'installation en tribune du renégat Besson - place d'honneur - lors d'un meeting, manifeste bien que c'est l'avilissement qui est espéré comme condition de participation au pouvoir. Hubert Védrine " réfléchit " à ce sujet, paraît-il, et Kouchner a déjà cessé de réfléchir ! Un Claude Allègre - a-t-il jamais réfléchi, quant à lui ? - se repaît de trouver à la faveur d'un mission quémandée à l'encontre de l'Université un aboutissement de sa haine viscérale envers Mme Royal et ses collègues enseignants qu'il méprise ouvertement depuis des lustres.

Les faux naïfs - journalistes qui ne craindront pas la censure - parlent d'ouverture pour qualifier ces compromissions et trahisons, ces assouvissements de passions et d'intérêts plus que médiocres. Mais il y a pire, pour finir.

L'homme qui envoie ses policiers en guet-apens à la sortie des " Restos du Cœur " pour traquer les sans papiers aurait un projet de lutte contre l'exclusion et la pauvreté ! Il a pris langue avec M. Martin Hirsch, président d'Emmaüs-France, à ce sujet.

Grâce à ses cheminements antécédents dans les allées du pouvoir et sa formation, M. Hirsch ne doit pas tout à fait être naïf. On le supposait par ailleurs assez désintéressé. Comment peut-il accepter de s'asservir comme caution d'humanité auprès de celui dont toute la campagne, le programme, toute la gouvernance passée, manifestent l'appétence pour l'exclusion sociale, l'indifférence à la misère et la soumission aux oukases du Medef ? Il faut faire, pour consentir à un tel dévoiement, le sacrifice du discernement, du raisonnement, de l'éthique personnelle.

Pourquoi le nouveau Président prend-il du temps à de telles manœuvres ? Il espère - c'est l'essence de la démarche perverse de ses sollicitations et de son projet politique - pouvoir conduire tout homme à céder sur son désir. En douceur pour l'élite (par corruption), par la séduction médiatique puis par coups pour la plèbe (après les législatives), le Maître entend montrer que la résistance à sa jouissance est vaine. Alors quiconque devient gouvernable, tant qu'on le tient. Parce que, qui n'est pas maître espère participer à la jouissance en s'en faisant l'objet.

Ein Kind wird geschlagen (1), ainsi que nous l'a appris Freud. On aurait pu espérer qu'après les totalitarismes, la collaboration, les turpitudes coloniales du dernier siècle, un peu d'éthique désirante commencerait à prendre le pas sur l'Envie et la Jouissance, nous décollerait de ce fantasme primordial…

Mais il est vrai que la mémoire vient de devenir, soudain, un obstacle, une offense, à l'exaltation de la volonté perverse élue au principe du gouvernement par un peuple sans élan, pressé de donner ses voix pour renoncer à sa parole.

G. Herlédan

(1) S. Freud, 1919, On bat un enfant