Histoire d'O…euf.

Eh bien, il fallait se presser, la crise économique allait finir avant que nous n'en ayons dit mot. Ces jours-ci, en effet, les médias résonnent d'un cri d'allégresse : signes de reprise en vue. Les affaires reprennent, le monde se remet à tourner rond.

L'inconscient est assez malicieux pour, en dépit de la géométrie, associer rond et œuf et s'il n'y a pas de quoi en faire un " plat ", tout de même c'est bien " d'hommelette " qu'il peut être alors question. Lacan a forgé ce néologisme apparu dans Écrits (1966) [Position de l'inconscient au Colloque de Bonneval] : " A casser l'œuf se fait l'Homme, mais aussi l'Hommelette. Supposons-la, large crêpe à se déplacer comme l'amibe, ultra-plate à passer sous les portes, omnisciente d'être menée par le pur instinct de la vie, immortelle d'être scissipare. Voilà quelque chose qu'il ne serait pas bon de sentir se couler sur votre visage, sans bruit pendant votre sommeil, pour le cacheter. " Et d'ajouter encore ceci : " Inutile d'ajouter que la lutte serait vite engagée contre un être aussi redoutable, mais qu'elle serait difficile. Car on peut supposer que l'absence d'appareil sensoriel chez l'Hommelette ne lui laissant pour se guider que le pur réel, elle en aurait avantage sur nous, Hommes, qui devons toujours nous fournir d'un homuncule dans notre tête, pour faire du même réel une réalité. "

Lacan crée ici un mythe : celui de la naissance de la libido qu'il associe d'emblée étroitement à la jouissance. Celle de l'homme cherchant en l'Autre, à la façon des vampires comme on le voit, non pas un objet de satisfaction mais son complément anatomique car au moment de la parturition c'est une partie de l'œuf qui est blessée et perdue. Les membranes qui entourent le petit vivipare résultent comme lui de la fécondation. C'est le désir, déterminé par la loi phallique, qui suspend cette quête aveugle, incessante et mortelle. Au prix d'une perte radicale de complétude qui conduit à une économie du manque circulant entre les " homoncules " que nous sommes - notamment sous la forme de dette symbolique -, jusqu'à la pointe extrême qui consiste à faire don de ce dont on manque, ce qu'on appelle amour et qui transcende cette dette. On aime pour rien.
On pourra assez aisément percevoir dans l'idéologie libérale marchande la mise à mal de cette dimension du manque au profit d'une recherche de complétude à toujours prendre sur l'Autre.

Je me suis plu à oublier le nom des économistes qui, il y a encore peu, parlaient sans honte des " destructions utiles d'emplois ". Ils adhèrent sans vergogne à la sagesse des nations qui prétend qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ? Pur effet, en somme, d'absence d'appareil sensoriel chez l'économiste et le manager portés au " réel ", nul image d'autrui dans la tête pour suspendre l'appétit de la jouissance escomptée. Ces troublantes images des " autres " du chômage, de la précarité, de la misère et de la guerre. Ces autres aux visages cachetés.

La large crêpe amibienne immortelle qui glisse, s'insinue, s'infiltre, insiste sans trêve et surprend chacun dans son sommeil, n'est-ce pas ce que le discours de la science - quand il se fait collaborateur servile du capitalisme - essaie de nommer de manière un peu civile : loi du marché, mondialisation, consommation, croissance ? L'inflexibilité du " pur instinct de la vie " qui engloutit indistinctement tout ce qu'il rencontre se manifeste comme une supposée loi de la nature dans l'invariabilité de son rapport au monde.

En ce sens, le capitalisme agit, poussé par l'injonction à jouir. Il ne calcule même plus comme la crise le montre. A fortiori cet automate de la prédation ne saurait penser et ne peut envisager la pensée, si ce n'est le penser, que comme menace pour son élan. Les traitements haineux de l'Université et de la recherche actuellement en cours en donnent une illustration dans le même temps qu'ils aspirent à permettre l'extension de l'ignorance déterminée et têtue qui fait les experts, les évaluateurs et les gestionnaires. Ceux qui viennent " sans bruit pendant votre sommeil " clore les bouches d'où sortiraient des paroles, momifier des visages d'où des yeux regarderaient, étouffer des souffles inouïs.

Reste à se demander comme le fait J. Généreux dans La Dissociété pourquoi nous nous accommodons d'une telle violence, cédons au sommeil et renonçons à la lutte. On voit bien qu'il ne s'agit pas d'une affaire d'intérêts ou même d'une erreur du raisonnement, mais que la jouissance séduit. Cela assure le triomphe des politiciens de droite auprès de ceux qui en sont pourtant les principales victimes.

En face, la " gauche de gouvernement " a capitulé intellectuellement dans tout l'occident sous la même pression de séduction et n'a plus de projet. Piégée dans une position ambiguë à l'égard de la jouissance qu'elle dénonce et envie, cette gauche singe la droite et propose une douteuse modération de la rapacité à laquelle personne ne croit plus. Le capitalisme lui-même propose de se réguler, ce qui indique assez en quoi il pense être ainsi gêné ! Dormez en paix bonnes gens et laissez " l'hommelette " se couler subrepticement dans tous les recoins du monde ! En somme que triomphe La mondialisation heureuse louée par A. Minc il y a quelques années. Le désir n'est pas l'appétit de la satisfaction proposait Lacan (Écrits, 1966, p. 691). Et l'on peut même assurer que l'appétit de satisfaction entrave le désir et que la promesse de satisfaction vise à le détruire.

La résistance à l'ordre libéral de l'impératif de jouissance ne peut être que désirante : désir de désir. Donc se confronter à des limites : pas d'abolition du temps - la supposée fin de l'histoire selon le credo de Fukuyama ou le mythe de l'autoproduction ex nihilo du sujet - ni d'abolition des limites de l'espace - l'ubiquité instantanée des flux spéculatifs. Ce sont des corps marqués du sceau de la loi phallique qui résisteront. Rien de très glorieux, pas de triomphe du Moi, pas d'omnipotence, pas de satiété, mais des dons, des contre-dons et toujours la permanence du désir.

Ce qui conduit à différencier radicalement les objets de la gestion et de la " gouvernance " de ceux du gouvernement et de la politique. Dont il faudrait que les sujets se saisissent à nouveau malgré les maîtres de tous bords qui les leur confisquent.

G. Herlédan
Avril 2009


(1) J. Généreux, La Dissociété, Seuil, coll. Points - Essais, 2008
(2) A. Minc, La mondialisation heureuse, (1997) Pocket, 1999.

 

RETOUR PAGE D'ACCUEIL