23 suicides à
France Télécom… Mais il y avait eu Renault avant… et tant
d'autres.
Il aurait été surprenant que devant des faits aussi violents
le discours de la science ne se manifeste pas ni ne vole au
secours de l'idéologie la plus commune qu'il alimente sans
trêve.
" Ben voilà, nous chante-t-on, on n'y peut mais ! "
Les suicidés sont des personnes fragiles qui ne supportent
pas la réalité du monde du travail.
C'est quoi " fragile " ? Nul ne le sait
vraiment, mais qu'importe !
La ficelle est grosse, mais le culot est un bon moyen de
suspendre le raisonnement. Les hommes sont comme les objets
: tout le monde sait bien que certains se cassent et
d'autres sont plus solides. N'est-ce pas - finalement - tout
à fait naturel. Les hommes sont des objets.
Il ne suffit plus de posséder une compétence - attestée par
un diplôme ou validée par l'expérience - pour être admis
dans le monde du travail et y tenir, il faut ne pas être " fragile
". On voit se dessiner le tableau. Qui se sentirait "
fragile " et ne le dirait pas, eh ! bien serait en somme
déloyal, quant à qui ne le saurait même pas, il faudra le
détromper.
On imagine bien que les experts en fragilité vont consteller
l'horizon médiatique et nous expliquer que la violence
entrepreneuriale ne saurait être tenue pour responsable de
ce fâcheux état de chose : il y a des gens fragiles qui
prétendent travailler, gagner leur vie et même ne pas la
perdre. C'est regrettable.
Bien qu'arrivés - comme tout le monde le sait bien - au plus
haut degré de la civilisation nous n'avons pas pu nous
débarrasser suffisamment de scories affectives et morales
dont il faut subir les conséquences. Comme on le voit, nous
ne pouvons pas encore nous satisfaire sans réticence du bien
collectif que représente la disparition des personnes
fragiles - qui d'ailleurs, si on y songe bien, n'ont pas une
vie enviable et représentent une charge pour leur entourage.
Trop de gens renâclent encore à se laisser persuader par le
credo de la gestion libérale du monde. Il est donc
nécessaire de proposer à l'opinion un terme moyen et
intérimaire : on va soigner les personnes fragiles qui ne gèrent
pas assez bien le stress au travail.
Gageons que dans un premier temps, le soin sera collectif.
Il s'agira de renforcer par toutes sortes de techniques
d'influence (papiers et " débats " dans les médias, groupes
en entreprise, coaching…) le sentiment que cette violence
dans le travail est normale et qu'il est bel et bon de se la
coltiner, de l'affronter et - pourquoi pas - de confirmer sa
propre force en en devenant, soi-même, un agent. N'est-ce
pas le summum de la force que de rechercher l'épreuve,
rejoindre le rang des " battants " ?
Après cet écrémage - qui produira d'ailleurs per se
pas mal de nouveaux " fragiles " - restera le lot de ceux
qui seront justiciables du soin parce qu'ils auront montré
de la réticence à devenir sinon battants, du moins battus
consentants ou même résignés.
Gageons que l'expert sera dignement suivi du thérapeute et
saura se montrer, là aussi, scientifique. Et quelque
autorité collectera les indices à sommer pour construire le
syndrome de fragilité personnelle, le risque de "
suiciadibilité ", le profil d'inemployabilité, la "
fragilitude "… Les différentes éditions du DSM et autres
avatars du scientisme en verront leur pagination accrue et
le lectorat élargi !
L'invalidité avérée et tarifée apparaîtra sans doute - à
ceux qui n'en seront pas frappés - comme un sort plus
favorable que la souffrance au travail. L'humanitairerie
de commande - comme disait Lacan - accomplira encore
ce pour quoi elle est construire : faire admettre comme
effet d'un destin aveugle ce qui résulte d'une détermination
parfaitement délibérée chez le manager et, dans le même
temps, interdire aux victimes d'en prendre conscience et de
s'organiser collectivement pour y porter remède.
14
septembre 2009
G. Herlédan
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