Les commentaires sur l'Art, comment les dire ? (1)

Une œuvre qui se passerait de commentaires serait-elle une œuvre réussie ? Une œuvre peut-elle se suffire à elle-même sans qu'il soit besoin d'en faire une présentation, sous une forme ou sous une autre ?
Ces questions, typiques des annales du baccalauréat en philosophie, appellent des réponses précises, pour lesquelles le recours aux avancées de la psychanalyse est loin d'être négligeable.


Partons de l'idée que l'art ne peut pas ne pas appeler du commentaire, qui d'ailleurs n'engage que celui qui le tient. Le problème est que le commentaire a, à plus ou moins long terme, un effet sur la perception de l'œuvre. D'autant qu'il n'y a pas que les paroles qui font commentaire : le donné-à-voir des œuvres, leur accrochage, l'éclairage, l'architecture du musée, tout cela conditionne notre approche de l'art. Comptons de plus sur le fait qu'avant même leur exposition, les œuvres sont largement commentées, étudiées, disséquées dans la presse spécialisée.


Mais inversement, l'œuvre n'est-elle pas elle-même un commentaire particulier, un témoignage sur quelque chose que l'on ne pourrait exprimer autrement ?
D'un autre côté, l'œuvre doit faire parler d'elle par nature, et une œuvre qui ne susciterait plus aucun commentaire serait une œuvre morte. Il est besoin de continuer à broder, à tisser un canevas topologique autour d'elle pour qu'elle continue à opérer comme œuvre d'art.


On s'attend toujours, lorsqu'on entend un conférencier s'exprimer sur une œuvre, à ce qu'il vienne nous révéler le sens dernier de celle-ci, à ce qu'il soit détenteur d'un savoir secret. Il y a là la croyance en un sujet supposé savoir, comme le disait J. Lacan, qui aurait connaissance de la géométrie secrète de l'œuvre, des secrets cachés de son origine. Avec l'expert, on s'attend à des révélations, à la révélation du sens caché.


On voit bien que l'œuvre suscite tout un travail de langage, elle appelle l'opérativité du Symbolique. Mais celui-ci ne délivre jamais un sens dernier dans le cas de l'art : son action est comparable au geste du potier, celui d'un entour du trou central du vase qu'il façonne. Le commentaire consiste toujours en un maillage topologique plus ou moins serré de l'objet pourvoyeur de sens qu'est l'œuvre d'art : il en fait le tour, il en donne le cadre, il en constitue l'écrin, mais il n'en donne pas le sens dernier. Du reste, les meilleurs spécialistes de l'art ont soin de laisser planer l'énigme, d'ouvrir le mystère plutôt que de chercher à le suturer.

Se saisit là le double statut du langage dans son rapport à la Chose (Das Ding chez Freud) et Lacan (2) : d'un côté il cherche à contenir l'objet Chose, à le serrer toujours plus dans ses filets, mais de l'autre il est la condition même que la Chose existe et soit localisable.
C'est dire que l'œuvre se trouve toujours déjà arrimée au langage, et en ce sens, elle est une forme de présentification, donc de commentaire, de la Chose elle-même.


Nous ne percevons l'œuvre qu'au travers de la lentille du langage, mais en même temps, l'œuvre " nous regarde ", comme s'exprime Lacan, nous inclut dans le tableau en quelque sorte, parce qu'elle-même est le produit de l'articulation de la Chose et du langage. Cette articulation est constitutive du fantasme chez l'auteur, qui nous donne à voir quelque chose de lui, et ce quelque chose se trouve pourtant concerner chacun d'entre nous .
Viennent s'entrecroiser ici les deux prismes de l'optique géométrale que nous suggère Lacan, qui marquent le champ scopique dans lequel le sujet trouve à venir se loger 3.


Alain Cochet
Juin 2007


1. réflexions suscitées à la lecture du collectif " L'art peut-il se passer de commentaire(s) ? ", MAC/VAL 2006
2. la Chose est l'objet réel sur lequel vient buter le Symbolique. Elle est l'innommable par excellence.
3. J. Lacan, Séminaire XI, Seuil.

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