Il faudra bien
finir par se rendre à l'évidence : la place de l'exception
n'est plus ce qu'elle était. Au regard de la mutation du
lien social qu'il relève, Jean-Pierre Lebrun (1) met en
avant le fait que cette place ne va plus de soi, qu'elle
n'est plus visible.
Rappelons que cette place de l'exception est une nécessité
structurale pour les êtres parlants que nous sommes. Dès
l'instant où nous entrons dans le langage, un signifiant
premier (appelons-le S1) se trouve à jamais soustrait de la
batterie générale des autres signifiants, et vient dans le
même temps constituer cette batterie comme ensemble fermé.
Il y a là une nécessité logique, constitutive du registre du
Symbolique. Il s'agit d'ailleurs d'une fonction logique qui
est fondatrice de l'inconscient lui-même : le refoulement
originaire n'est qu'une émanation du S1 à jamais hors de
portée.
De même, sur le plan du lien social, la communauté ne
saurait se constituer qu'à partir du moment où " au-moins-un
" élément se trouve exclu de l'ensemble, tout en
garantissant les limites de cette communauté. La référence
au Totem et Tabou de Freud s'impose ici : il faut qu'il
existe un au-moins-un paternel, non soumis à la castration,
pour que ce qui s'appelle société se fonde véritablement
dans la Loi et l'Interdit.
C'est cette place d'exception qui est mise à mal dans nos
discours post-modernes, et cela a des effets tout à fait
concrets. L'autorité elle-même n'a plus le poids qu'elle
avait à partir du moment où cette place d'exception n'est
plus reconnue comme allant de soi, tant au niveau politique
ou social que familial. Les parents ne peuvent plus tout à
fait s'autoriser à incarner cette place, la conséquence en
étant la peur de perdre l'amour de leurs enfants.
Une autre conséquence pourrait bien être la " liquidation
collective du transfert ", comme s'exprime Charles Melman
(2). Pour qu'il y ait du transfert, il faut qu'il y ait
quelque part adresse possible à un lieu, incarné
momentanément par quelqu'un. Si ce lieu n'est plus reconnu,
c'est le transfert lui-même qui ne peut se mettre en place.
Précisons cependant qu'il n'y a pas forclusion de cette
place d'exception, elle existe toujours, par structure. Mais
c'est plutôt le discours organisateur de notre lien social
qui ne le prend plus en compte. Tout se passe comme si nous
étions dans un monde complet et inconsistant, c'est à dire
un univers de comblement généralisé, dans lequel il n'est
même pas pensable de chercher une issue aux contradictions.
Dans ce contexte, nous indique Lebrun, il existe un trait
qui fait encore barrière ultime, limite nécessaire, repère
de vie : c'est la mort elle-même. C'est peut-être la raison
pour laquelle s'opère dans notre culture occidentale cette
fascination pour le cadavre dans les œuvres créatives :
considérons en effet les séries télévisées policières où
nous est toujours plus donné-à-voir des corps mutilés soumis
aux expertises médico-légales, mais aussi les courants
gothiques et satanistes chez les jeunes, sans parler des
atteintes au corps sous la forme des piercings divers,
jusqu'à l'identification parfaite au cadavre dans la "
suspension " (pratique récente qui consiste à soulever à
l'aide de cordages une personne accrochée au dos par des
crochets de boucher).
L'identification au cadavre, au damné, nous paraît aller de
pair avec la mise sous le boisseau de la fonction de
l'exception. Mais, nous semble-t-il, il existe un autre
Maître absolu, une butée incontestable, sous la forme du
savoir de la Science. Car ces corps en décomposition, encore
faut-il le regard de l'expert pour les faire parler, pour
leur donner sens.
Nous sommes là renvoyés au discours prévalent de la science,
qui se spécifie justement de vouloir venir à bout de toute
singularité des sujets. Il s'agit d'un discours qui tend à
réifier le sujet, à le cadavériser, dans un déni du manque
central dans lequel se déploie la dimension du désir.
Ainsi, la mort et le savoir insatiable de la science
apparaissent-ils comme deux faces du retour du refoulé, dans
l'après-coup du rejet de la place de l'exception. Il s'agit
là de maîtres beaucoup plus redoutables, en tout cas
infiniment plus irrespirables que ce à quoi donnait lieu
jusque là la fonction de l'exception.
1 J.-P. Lebrun, La place de
l'exception en question in Un lieu pour dire, Ed.
ENSP, 2006
2 C. Melman, L'homme sans gravité, Ed. Gallimard, 2003
Alain COCHET
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